Diversité à l’Opéra de Paris : "Plus un impensé qu’une résistance"

Pour France Culture - Le 07 février 2021

Entretien. C’est ce lundi que l'institution présente ses propositions pour aller vers plus de diversité. Un mouvement initié par Binkady-Emmanuel Hié de l'AROP, l'Association pour le Rayonnement de l'Opéra de Paris, amoureux de la Maison qu'il souhaite aussi exigeante sur scène qu'en coulisses.

C’était en mai dernier. Le "I can’t breathe" désespéré de George Floyd à Minneapolis et le mouvement Black Lives Matter qui suit interpellent Binkady-Emmanuel Hié, chef de projet évènementiel et chargé des relations publiques à l’AROP, l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris. Il réfléchit, s’interroge, se souvient notamment de cette phrase entendue un jour à son sujet : "Ce noir qui pense faire sa place à l’Opéra". 

Il rassemble les cinq danseurs métis du ballet, les deux chanteurs noirs des choeurs. Écoute leurs expériences. Dans la foulée, un manifeste intitulé "De la Question raciale à l’Opéra de Paris" est envoyé aux plus de 1 500 salariés. Quelque 300 le signent.

Des propos discriminatoires au recrutement, du "blackface" au traditionnel collant dit "couleur chair", le texte invite au débat. Et il est entendu : Alexander Neef, tout nouveau et bienveillant directeur, missionne Pap Ndiaye, historien spécialiste des minorités, et Constance Rivière, secrétaire générale du défenseur des droits, pour enquêter et faire des propositions pour plus de diversité. 

Ils présentent leur rapport ce lundi. Attendu avec impatience par Binkady-Emmanuel Hié. Entretien. 

Qu’espérez-vous que propose le rapport rendu ce lundi, notamment en termes de recrutement ? 

(Je souhaite que) les mesures qui peuvent être prises rapidement le soient dans la fin de saison qui va venir. Mais c'est déjà le cas : par exemple pour le matériel mis à disposition des danseuses, les collants, les chaussons de pointe. 

Il y a déjà des choses qui ont été faites récemment à ce sujet à l'occasion de La Bayadère (ndlr : le 13 décembre dernier, diffusé sur la plateforme numérique "l'Opéra chez soi"), et à l'occasion du défilé qui a été donné pour le Gala d'ouverture (ndlr : le 27 janvier dernier sur la même plateforme) où les danseuses de la compagnie qui sont métisses et ou les élèves filles de l'école de danse qui sont métisses ou noires avaient des collants "chair" qui correspondaient davantage à leur carnation. Sur La Bayadère, on a arrêté le recours au "blackface". Donc il y a déjà des choses qui ont été mises en marche (...)

Moi, j'espère plus que tout que ce rapport ne reste pas juste un gros dossier que l'on met sur le coin d'un bureau et qui puisse être diffusé auprès des équipes, expliqué, qu'il puisse y avoir un dialogue autour de cette question. Mais je ne me fais pas trop de souci, je pense que c'est vraiment l'esprit à la fois de la direction qui a commandé ce rapport et à la fois des deux experts qui ont été commissionnés pour mener cet état des lieux. 

Ce rapport là est un point de départ, ce n'est pas une fin en soi. Et effectivement, il y a les questions de recrutement qui sont assez centrales puisque c'est en jouant sur le recrutement qu'on pourra avoir un impact sur les personnes qui seront sur scène dans dix ans, dans vingt ans ou même dans le public.

Oui, parce que la quasi totalité du corps du ballet vient en fait de l'école de l'Opéra...

Oui, la très grande partie des artistes du ballet sont effectivement recrutés dans l'école de danse. Si vous voulez le ballet français, cette école française du ballet est apprise comme nulle part ailleurs à l'école du Ballet de l'Opéra de Paris. On cultive cette tradition, cette technique qui est particulière et qui fait que quelqu'un avec un oeil un peu aiguisé pourra reconnaître directement quand il voit un danseur ou une danseuse sur scène. Donc, effectivement, s'il y a une action à faire sur le recrutement et sur les futures générations de danseurs, je pense qu'elle passera forcément par la politique de l'école de danse. 

Mais il me semble que c'est une piste envisagée de voir aussi comment intéresser des enfants à la danse classique, à la musique classique ou au chant lyrique. Ces questions dépassent même les questions de couleur de peau, c'est aussi arriver à ouvrir l'institution, à la démocratiser et attirer des gens qui, jusque là, jugeaient que ce n'était pas un monde pour eux parce qu'ils ne s'y retrouvaient pas, peut-être parce qu'ils n'arrivaient pas à s'identifier aux artistes qu'ils voyaient sur scène. Je pense qu'il y a vraiment un travail de très longue durée qui va s'étaler sur de nombreuses années. 

Pourquoi le débat arrive-t-il si tard à Paris ? Quand on sait que le "blackface", par exemple, est interdit depuis des années au Ballet Royal à Londres ou au New York City Ballet ? Pourquoi Paris est-elle tant à la traîne que ça ? 

Je pense que c'est une très grande maison et comme toute grande maison les choses avancent lentement. Il y a quand même pas mal de choses qui sont faites, que ce soit à travers la programmation ou à travers les événements qui sont organisés. On a organisé notre gala d'ouverture au format digital, le slogan de la maison pour les 350 ans de son existence en 2019, c'était "Moderne depuis 1669", donc c'est une Maison qui se revendique aussi de cette modernité. Je pense juste que c'est une maison très grosse et qui met du temps à changer. Et c'est surtout une question qui n'a jamais été mise sur la table de manière franche. 

Je pense que c'était vraiment un tabou, un sujet qui était passé sous silence parce qu'il n'est pas facile à évoquer, parce qu'il y a aussi peu de gens qui sont concernés et ces gens là ne sont pas forcément à l'aise de la mettre sur la table. C'est le cas à l'Opéra de Paris mais c'est aussi le cas dans beaucoup d'autres institutions, dans beaucoup d'autres cadres. Je pense que c'est plus un impensé qu'une résistance à tout prix à la modernisation. Cela peut même, dans certains cas, être un impensé de la part des personnes qui sont les premières concernées.

Si vous voulez, il y un espèce de statu quo qui n'a pas encore été chamboulé - de manière très bienveillante quand je dis "chamboulé" - et qui fait qu'on ne s'est pas posé certaines questions. Effectivement, quand on se les pose, on se dit mais "comment on n'a pas pu y penser avant ?" C'est une évidence ! Et c'est un peu ce qui se passe là sur la question du maquillage ou sur la question des collants. On se dit "Mais c'est vrai, pourquoi on ne se pose cette question qu'en 2020 ou en 2021 ?" Parce que ça semble tellement évident et on voit en plus que ce n'était pas si difficile que ça à résoudre et qu'au final ça ne fait pas tomber l'institution tout d'un coup ! 

Comme je vous le disais, sur le défilé qui a été donné à l'occasion du gala d'ouverture, pour la première fois, les danseuses métisses et les élèves filles de l'école de danse métisses ou noires ont des collants et des pointes qui sont adaptées à leur carnation. Ça ne change pas le monde ! Ça se voit et du coup, c'est plus naturel parce que la couleur des jambes correspond à la couleur du haut du corps et de leur visage donc ça leur fait des lignes plus jolies, et en même temps, ça ne casse pas l'harmonie ! Et ce sont des sujets sur lesquels on a pu batailler ou qui ont vraiment cristallisé des positions. Et en fait, quand on le fait, on voit que tout le monde est content et ça ne change pas la face de l'Opéra à Paris, ça ne met pas à mal l'homogénéité du corps de ballet, ça ne fait pas tâche sur scène. 

Au contraire, on voit que chacun aussi est respecté et est considéré pour ce qu'il est et qu'il peut vivre son identité sans avoir à rentrer dans un moule qui n'est pas forcément le sien. 

Benjamin Millepied , parti en 2016 de l'Opéra, avait tout de même tenté de bouger les lignes mais ça n'avait pas marché... 

Il y a effectivement eu un épisode récent de l'histoire de l'Opéra où cette question a été mise sur le devant de la scène. Millepied a été directeur du ballet et c'est vrai que ce sujet avait été reçu avec beaucoup de crispations, mais aussi parce qu'il y avait une peur, je pense, de voir s'appliquer un modèle américain, des idées américaines, une vision américaine des choses en se disant "Mais nous, on est différent, notre culture est différente". 

Là, je pense que ce qui fait la force de notre démarche aujourd'hui et sa pertinence c'est que c'est une démarche "100% Maison" si je puis dire. On ne peut pas reprocher que l'on vient calquer quelque chose d'extérieur. 

Une démarche, et vous insistez là dessus, qui n'est absolument pas agressive de votre part. Vous voulez juste, dites-vous, faire prendre un chemin meilleur à une institution que vous adorez dans le fond ! 

Exactement ! Cette démarche n'est pas belliqueuse, ce n'est pas une démarche de destruction de l'institution. 

C'est une démarche qui est faite aussi au nom des valeurs que l'Opéra met en avant comme celle de la modernité. Ces propositions, ces revendications, se font pour que l'Opéra soit et reste moderne et soit aussi en résonance avec son époque, avec les combats de son époque, avec les avancées de son époque. C'est aussi une démarche qui a vocation à rechercher l'excellence et de ce fait une démarche qui relève de l'exigence. 

C'est important d'être exigeant sur scène, exigeant techniquement, artistiquement, exigeant dans l'audace et dans la créativité des projets qui sont confiés aux artistes mais il faut que cette excellence, que cette exigence, se retrouvent aussi dans la politique de la maison, dans son éthique et dans les valeurs qu'elle porte auprès de ses salariés, de ses artistes, etc. Et cette démarche est faite par des gens qui aiment cette Maison et qui veulent le meilleur pour elle.”

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Parcours d’excellence, de l’Opéra de Paris à agent d’artistes, comment déjouer les discriminations.

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