A l’Opéra de Paris, la diversité entre en scène
La diversité sort des coulisses. M le Monde - 26 décembre 2020
Article écrit par Elise Karlin.
DANS LE SILLAGE DE BLACK LIVES MATTER, DES SALARIÉS MÉTIS ET NOIRS DE L’OPÉRA DE PARIS ONT PUBLIÉ CET ÉTÉ UN MANIFESTE INTERROGEANT LA PRISE EN COMPTE DE LA DIVERSITÉ DANS LEUR INSTITUTION. COLLANTS ET MAQUILLAGE INADAPTÉS À LEUR CARNATION, RÉPERTOIRE VÉHICULANT DES REPRÉSENTATIONS COLONIALES, DANSEURS GRIMÉS OU PLAFOND DE VERRE DANS LE RECRUTEMENT... LES THÉMATIQUES SONT NOMBREUSES DANS UNE MAISON TRICENTENAIRE, ATTACHÉE À SES TRADITIONS. LEUR APPEL A ÉTÉ BIEN ACCUEILLI PAR ALEXANDER NEEF, LE NOUVEAU DIRECTEUR VENU D’AMÉRIQUE DU NORD, MÊME S’IL A PROVOQUÉ QUELQUES REMOUS EN INTERNE, EN ATTENDANT UN RAPPORT SUR LA QUESTION POUR JANVIER.
CE SOIR-LÀ, le grand jeune homme porte un costume noir. Il se tient en haut de l’escalier du Palais Garnier et il attend ses invités. La soirée ne va pas tarder à commencer, une foule de gens élégants montent les marches en discutant. Soudain, passant devant ce grand jeune homme en costume noir, une spectatrice ouvre machinalement son sac et le lui présente. Le grand jeune homme se raidit mais reste absolument souriant : « Madame, vous faites erreur. Je ne suis pas la sécurité ». Déjà, son interlocutrice s’éloigne, à peine ennuyée. Pourquoi s’est-elle trompée ? Parce que le grand jeune homme en costume noir a la peau foncée. Dans l’inconscient du public de l’Opéra de Paris, si vous n’êtes pas blanc vous n’êtes pas de la maison.
Et pourtant. Binkady-Emmanuel Hié n’est pas agent de sécurité, il est chef de projet événementiel à l’AROP, l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris, l’un des soutiens les plus actifs d’une institution tricentenaire qui compte deux salles de spectacle – l’une au Palais Garnier et l’autre place de la Bastille, une académie et une école de danse. L’Opéra de Paris, c’est plus de 93,9 millions d’euros de subventions publiques en 2020, pour 230 millions de budget annuel – presque la moitié des ressources de cette entre- prise durement frappée par une grève de plusieurs mois en 2019, puis par la pandémie de Covid-19. Alors que les aides de l’État ne cessent de diminuer, le mécénat culturel est une nécessité. Donc, être cadre à l’AROP, c’est œuvrer à la survie de l’Opéra de Paris. Ancien avocat au barreau de Paris, Binkady-Emmanuel Hié s’est reconverti en avril 2017. Présent, très investi, il n’est cependant pas surpris le jour où il entend : « Tiens, un Noir qui veut faire sa place à l’Opéra... » Sans compter la question systématique : « Vous venez d’où ? » Comme s’il était impensable qu’il soit bordelais, né d’une femme blanche et aux cheveux roux. « Le pays de mon père, le Burkina Faso, j’y ai mis les pieds une fois. »
Le trentenaire raconte ainsi le racisme ordinaire de son environ- nement professionnel, les clichés, les plaisanteries déplacées lan- cées sans réfléchir, et lui qui se tait. Il parle aussi de son enfance de premier de la classe, bien élevé, toujours gentil, soucieux de ne pas se faire remarquer. Plus tard, la classe prépa puis l’école des avocats, et toujours la même obsession : se fondre dans un décor presque exclusivement blanc. « Je ne voulais surtout pas me retrouver avec l’étiquette “ militant ” collée dans le dos. » Jusqu’au 25 mai 2020. Jusqu’à ce qu’il voie la vidéo d’un homme noir en train de mourir étouffé sous le genou d’un policier blanc dans une rue de Minneapolis. Les images de l’agonie de George Floyd, ses cris désespérés, « I can’t breathe ! », embrasent les États-Unis et les réseaux sociaux. « Black Lives Matter ! », scandent des manifestants un peu partout dans le monde. Pour la première fois, dit Binkady- Emmanuel Hié, il s’interroge sur son identité, sur la couleur de sa peau, sur ces remarques qu’il encaisse sans broncher depuis des années. Il en parle avec des amis dans la même situation que lui, des danseurs du corps de ballet de l’Opéra de Paris, Letizia Galloni, Awa Joannais, Isaac Lopes Gomes, Guillaume Diop et Jack Gasztowtt. La première est sujet, le grade intermédiaire dans la hiérarchie des danseurs, après premier danseur et étoile, qui offre quelques solos sur scène. Les suivants sont quadrilles, le cinquième échelon, et sont donc dans le corps du ballet.
Ils sont tous métis, français nés d’un père ou d’une mère d’origine africaine. Ils ont tous l’expérience de la singularité dans une compagnie où ils sont les seuls, sur 154 danseurs, à ne pas avoir la peau claire des danseurs blancs européens ou asiatiques ; les seuls dont les cheveux crépus sont plus difficiles à coiffer ; les seuls à qui les traditionnels collants chair font les jambes grises ; le satin rose des chaussons pointes tranche à leurs pieds, et les fonds de teint pour « type européen » ne sont pas adaptés à leur carnation. Jusqu’ici, ils n’ont jamais rien dit.
Leurs histoires se ressemblent. Et leur histoire les rassemble. Une même volonté de se faire oublier, de rester à sa place, de ne jamais se mettre en avant. Les mêmes remarques, à l’école de danse : « Elle ne sera jamais prise à l’Opéra, elle est noire ! », murmurent les petites ; « Moins cambrée ! Ne te tiens pas comme une négresse », lance un professeur. Ensuite, après la réussite au concours, viennent l’angoisse de déparer dans un ballet dont l’homogénéité fait la fierté, l’appréhension du regard des autres, la crainte de la rumeur qui laisserait entendre que vous avez obtenu un rôle à cause de votre différence, et non grâce à vos compétences. Très longtemps, pour ceux-là, garder le silence a été la seule réponse. Sous une coupole hiérarchisée à l’extrême où il est mal vu de se distinguer, ils ne voulaient donner à personne une raison de les écarter.
Le premier confinement est un choc. « Obligée de m’arrêter de travailler, j’ai pris du recul. Ça ne m’était pas arrivé depuis neuf ans, résume Awa Joannais, quadrille. J’ai commencé à réfléchir à ma différence, à mes origines. Je me suis rendu compte que j’avais complètement effacé le Mali, le pays de ma mère. Du jour où je suis entrée dans la compagnie de l’Opéra de Paris, je me suis définie uniquement comme une danseuse, point. Ma maman n’a jamais rien dit, alors que ça a dû être douloureux pour elle de sentir sa culture reniée. La mort de George Floyd m’a poussée à agir». Guillaume Diop, quadrille, souligne d’abord qu’il a beaucoup regretté l’absence de réaction officielle du Ballet de l’Opéra national de Paris, quand une compagnie aussi prestigieuse, le New York City Ballet, a soutenu publiquement le mouvement en affichant sur son compte Instagram le 31 mai : « New York City Ballet stands with you #BalletRelevesForBlackLives.» Début juin, ils sont donc quelques-uns, à Paris, qui discutent et s’indignent de l’indifférence de leur ballet, quand ceux de New York et de Londres ont déjà mis en place des groupes de travail ou proposé des conférences pour discuter des problèmes liés à la représentation des minorités. Ils évoquent leurs propres expériences. Ils s’enflamment. Décident d’écrire un manifeste, dont ils souhaitent simplement une diffusion interne, pour que l’absence de diversité au sein de l’Opéra cesse d’être taboue. Dans leur texte, « De la question raciale à l’Opéra national de Paris », ils réclament un vrai débat sur les attitudes, les habitudes, le répertoire – sur ce qui dévalorise ou stigmatise. Le « blackface » pour les personnages noirs, le yellowface pour les Asiatiques, des pratiques qu’ils décrivent comme « destinées à exagérer et tourner en dérision, avec condescendance, les traits des individus racisés », mais aussi les « actes blancs », les propos blessants... Il faut parler de tout, et avec tout le monde. Binkady-Emmanuel Hié contacte Christian Moungoungou et Florent Mbia, les deux barytons africains des chœurs de l’Opéra, pour montrer que l’absence de diversité concerne toute la maison, du ballet au lyrique. Il leur demande de s’associer à ce texte qu’ils veulent clair et sans polémique : non, l’Opéra n’est pas une institution raciste, mais, oui, certains salariés souffrent de se sen- tir discriminés, qu’il s’agisse de la couleur de leur peau ou de leur façon de manier la langue française, notamment pour certains artistes venus d’Asie. Cela doit changer.
L’ARRIVÉE anticipée du nouveau directeur de l’Opéra de Paris va faciliter le dialogue. Alexander Neef débarque de Toronto, où il a dirigé la Canadian Opera Company ; au Canada, comme dans toute l’Amérique du Nord, la question de la représentation des minorités est un sujet majeur. Ainsi des pratiques du « blackface » et du « yellowface », abandonné(e)s par le New York City Ballet et le Royal Ballet de Londres en 2014 et 2015, où, à défaut de foncer des visages blancs, il est fait appel à des artistes réellement métis ou noir. Avant même son premier rendez-vous avec les auteurs du manifeste, en juin, Alexander Neef a évoqué avec le directeur généraladjoint de l’Opéra de Paris, Martin Ajdari, l’idée de confier à des personnalités extérieures une réflexion sur l’état des lieux. « J’étais très étonné, se souvient-il, qu’on parle principalement de l’égalité entre les hommes et les femmes et si peu de la diversité. Dans une mission de service public, si on prend les choses au sérieux, c’est un sujet qu’on ne peut pas ignorer.» Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, ancienne collaboratrice de François Hollande à l’Élysée, et l’historien Pap Ndiaye, professeur à Sciences Po, spécialiste des minorités, sont mandatés pour apporter des réponses aux problèmes structurels, notamment l’accès des danseurs de couleur aux rôles emblématiques du répertoire classique, et aux questions conjoncturelles, comme les conditions de représentation des œuvres où des rôles stéréotypés comme Abderam, le chef des Sarrasins dans Raymonda, ou les Indiens dans La Bayadère caricaturent l’indigène, vestige des plus belles heures du colonialisme. À l’intérieur de l’institution, la direction rencontre les auteurs du manifeste : « C’est d’abord leur attachement à la maison qui m’a impressionné, dit Alexander Neef. Aux États-Unis, la contestation l’emporte souvent sur la concertation. Là, il était clair qu’ils cherchaient l’échange, pas l’ouverture des hostilités. »
Surtout, ne pas braquer. Dans l’esprit des auteurs du manifeste, ce qu’ils considèrent comme « l’erreur de Benjamin Millepied » tient lieu de garde-fou : directeur de la danse pendant un peu plus d’un an, entre novembre 2014 et février 2016, Millepied a soulevé contre lui une grande partie des salariés en refusant, pour la première fois, de grimer de jeunes danseurs dans un tableau de La Bayadère, ballet romantique dont l’action se situe en Inde. À ceux qui s’indignent de cette rupture avec la tradition esthétique maison et exigent une discussion préalable, il oppose un refus ferme et définitif de perpétuer ses pratiques qu’il juge d’un autre temps. Dans le même esprit, il modifie sans concertation le nom du tableau incriminé : fini la « Danse des négrillons ». Ce sera désormais la « Danse des enfants ». Dans les couloirs, on fustige son tropisme « américain », on s’inquiète d’un premier pas vers une « ségrégation positive ». La presse n’est pas moins irritée lorsque Millepied, en 2013, avant même d’entrer en fonction, s’émeut dans le magazine Têtu de « l’absence de danseurs de couleur » au sein de la compagnie : « Cette déclaration fracassante, tendant à faire croire aux bonnes âmes que la danse classique serait raciste, est aussi sotte, quoique plus politiquement correcte, que le fait de regretter qu’il y ait trop de joueurs noirs dans l’équipe de France de football », écrit le journaliste Olivier Bellamy sur le site du Huffington Post. « La compagnie ne pratique aucun ostracisme envers les danseurs de couleur », rétablit Ariane Bavelier dans Le Figaro, citant l’Eurasien Charles Jude, l’étoile d’origine berbère Kader Belarbi, Jean-Marie Didière, d’origine africaine, ou encore Raphaëlle Delaunay, d’origine antillaise. « Le ballet est donc bel et bien à l’image de la France, et la réflexion de Millepied plus conforme à l’esprit américain qu’à la réalité du Ballet de l’Opéra », conclut la journaliste. L’heure n’est pas à la révolution et la liberté du directeur de la danse heurte les conservatismes. Son choix de confier le premier rôle à une jeune métisse, Letizia Galloni, dans La Fille mal gardée, lui vaut de nouvelles critiques. Presque personne ne le soutient, pas même la danseuse : « C’était trop tôt, je n’étais pas prête, se souvient-elle. J’ai eu peur, peur qu’on me résume à la couleur de ma peau.»
La fronde disparaît avec le départ de Benjamin Millepied, début 2016. La vie reprend comme avant. Aurélie Dupont, nouvelle directrice de la danse, suggère quand même d’aller chercher dans les quartiers défavorisés de jeunes danseurs pour les encourager à passer le concours de l’école de danse de l’Opéra de Paris, alors que 95 % du corps de ballet vient de l’école. Élisabeth Platel, la directrice de l’école, s’y oppose : elle refuse, explique-t-elle aujourd’hui, de donner de l’espoir à des gens qui pourraient, s’ils échouaient à intégrer le ballet de Garnier, lui reprocher d’être venue les chercher. Le directeur de l’époque, Stéphane Lissner, ne retient pas la proposition d’Aurélie Dupont. En 2017, il présente aux mécènes un court-métrage réalisé par l’artiste Clément Cogitore dans lequel des jeunes de toutes les origines et de toutes les morphologies, en sweat-shirt- bombers-baskets, dansent du krump, une sorte de hip-hop, sur le plateau de l’Opéra Bastille au son de Rameau et des Indes Galantes. Six minutes stupéfiantes plébiscitées par le public, nommées aux Césars, mais huées par un certain nombre de donateurs furieux. La direction ne réagit pas. Pas plus qu’elle n’intervient, en avril 2017, au courrier d’un artiste du chœur, Bernard Arrieta, qui reproche au metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov de « choisir très précisé- ment les gens à mettre en évidence et ceux qu’il veut laisser discrètement derrière » – les barytons noirs et asiatiques – dans sa version de La Fille des neiges. Et qu’elle ne se manifeste pas non plus lorsqu’un chef de chœur écorche régulièrement les noms des artistes coréens et s’agace ostensiblement de ne pas les comprendre lorsqu’ils s’expriment en français.
Le silence, la gêne, Guillaume Diop, Awa Joannais, Binkady- Emmanuel Hié, Isaac Lopes Gomes, Letizia Galloni, Christian Moungoungou et les autres n’en veulent plus. Ils sont convaincus que, cette fois, le moment est venu, qu’ils vont être entendus. Et ils ont raison : la nouvelle direction réagit très vite, avant même que le manifeste soit envoyé par e-mail aux salariés de l’Opéra. Sur le principe, elle acte la disparition « des pratiques issues de l’héritage colonial et/ou esclavagiste » qui consistent à maquiller les artistes pour qu’ils correspondent à la vision de l’exotisme du créateur de l’œuvre. Une révolution qui touche au cœur d’un patrimoine toujours marqué par les choix esthétiques de Rudolf Noureev, directeur de la danse de l’Opéra de Paris de 1983 à 1989 – La Bayadère, Le Lac des cygnes, Casse-Noisette... « Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire, confirme Alexander Neef. Mais ça ne suffira pas. Supprimer ne sert à rien si on ne tire pas les leçons de l’histoire. Pour réussir une rénovation profonde, pour que dans dix ans, les minorités soient mieux représentées à l’Opéra, il fallait une vraie réflexion. Je l’ai confiée à des personnalités extérieures dans un souci d’objectivité accrue, d’une plus grande liberté de parole.»
Le souhait d’obtenir des vêtements et des fards adaptés aux carnations foncées est plus simple à exaucer. La directrice de la danse, Aurélie Dupont, « heureuse que l’on parle enfin de ce sujet », prend rendez-vous immédiatement avec les services concernés. Fin octobre, quatre mois après l’avoir demandé, Letizia Galloni et Awa Joannais enfilent des pointes fabriquées dans un satin beaucoup moins rose, au milieu de costumières enthousiastes. « Je danse depuis quinze ans et c’était la première fois que j’enfilais des pointes de la bonne couleur », s’amuse Awa Joannais – des pointes que le fabricant britannique Freed of London n’a commencé à commer- cialiser que très récemment. Letizia Galloni a désormais une coif- feuse pour s’occuper de ses cheveux crépus, qu’elle a défrisés et coiffés elle-même pendant des années. Au maquillage, les deux danseuses n’ont plus besoin d’apporter leur propre fond de teint – « on peut arriver les mains dans les poches, comme les autres », résument-elles. Christine Neumeister, directrice des costumes à l’Opéra de Paris, regrette leur long silence : « J’avoue que j’ai été surprise en lisant leur manifeste. J’ai découvert leurs revendications ! Comment aurais-je pu y répondre avant, alors qu’elles ne nous ont jamais sollicitées, mes équipes et moi ? Depuis trente-cinq ans, mon métier consiste à gérer le sur-mesure, à m’adapter à toutes les carnations, à toutes les situations. Quand Aurélie Dupont est venue discuter, elle prêchait une convaincue. Je regrette simplement cette absence de communication. »
De nouveau, les auteurs du manifeste mettent en avant la peur, constante et paralysante, de sortir du rang. Leurs parents sont modestes : mères au foyer, infirmières, électriciens, rarement familiers du milieu artistique et de ses codes. Au sein du ballet, le respect de la discipline prime sur l’expression de l’individualité, et la compétition renforce l’inquiétude de se singulariser. La danse, c’est leur vie. Certains en ont déjà payé le prix, isolés de leur famille, fâchés parfois avec un père qui rêvait pour son fils d’une carrière de footballeur, loin d’un milieu encore souvent associé à l’homosexualité.
Contrairement à leurs camarades, ces danseurs ont eu assez peu de modèles identificatoires : pour plusieurs générations d’étoiles à la peau claire, combien de Misty Copeland ? « J’ai choisi Letizia comme petite mère [marraine] parce qu’elle me ressemblait », dit Guillaume Diop. Awa Joannais a fait pareil, et avant eux Letizia Galloni, qui avait elle aussi choisi un « petit père » (parrain) métis. Au moment d’envoyer leur manifeste à tous les salariés de l’Opéra, ils ont de nouveau hésité. Et si leur audace leur coûtait une place en concours? «Alexander Neef a envoyé un e-mail général pour soutenir notre démarche, tient à souligner Letizia Galloni. C’était très important.» « Nous ne voulions pas renverser la table, nous demandions que s’ouvre le dialogue », souligne le chanteur lyrique Christian Moungoungou, appuyé par son collègue Florent Mbia : « Nous avions peur d’un scandale, qu’on nous reproche notre initiative. La réaction de la direction, ouverte et attentive, nous a donné la force de continuer.»
La force de continuer malgré l’indifférence, souvent, l’incompréhension, parfois, voire l’hostilité des salariés de l’Opéra : envoyé le 24 août à plus de 1 500 personnes, le manifeste a recueilli moins de 300 signatures. Il y a ceux qui n’ont pas lu ces revendications ; ceux qu’elles agacent ; ceux qui ne les comprennent pas ; ceux qu’elles n’intéressent pas. Même au sein du ballet, beaucoup ne se sentent pas concernés, ce qui stupéfie Germain Louvet, danseur étoile engagé à gauche, gréviste au moment de l’opposition à la réforme des retraites : «À partir du moment où vous mettez un pied en scène à côté d’un danseur qui est concerné, vous êtes concerné ! Je pense que beaucoup d’incompréhensions viennent d’une méconnaissance du contexte historique des œuvres, du passé colonial de la France. À 12 ans, j’ai été négrillon dans La Bayadère, et je trouvais ça normal. Je n’avais pas la culture historique pour comprendre que le ‘‘blackface’’ représentait un fantasme d’exotisme, un divertissement, pas la réalité. J’ai mis du temps à mesurer à quel point j’étais prisonnier de ma culture, la culture occidentale. Ce travail de contextualisation, d’explications me paraît essentiel.» Expliquer, ouvrir, aussi : « Il ne faut pas attendre qu’un gamin noir qui vit dans une banlieue défavorisée se présente à l’école, dit Germain Louvet, il faut aller le chercher. »
Il n’est pas le seul à le penser : pour beaucoup, l’absence de diver- sité à l’école de danse de l’Opéra serait le cœur du problème. La directrice de l’école, l’ancienne étoile Élisabeth Platel, s’insurge : « Pourquoi sont-ils si peu nombreux à se présenter ? Parce qu’ils pensent que cette école est réservée aux élites. C’est faux ! Toutes les classes de la société sont représentées ; la scolarité est gratuite, les chaussons sont fournis. Changer notre image est une nécessité, mais il ne faut pas que cela se fasse aux dépens de notre niveau d’exigence. » Si l’abandon du « blackface » est pour elle une évidence, en revanche, renoncer à blanchir les personnages de fantômes lui semble une hérésie esthétique. Élisabeth Platel insiste, évoquant le souvenir d’une fillette noire en larmes parce qu’elle était la seule à ne pas avoir été blanchie au maquillage. Son ultime réticence : toucher à l’homogénéité du corps de ballet, « propre à l’esthétisme européen », rappelle-t-elle. Le poids, la taille, la norme doivent être les mêmes pour tous. Un discours sur la force de la tradition paradoxal dans la bouche de celle qui incarna la modernité et le souffle frais du renouveau lorsqu’elle prit la direction de l’école, en 2004, en remplacement de la redoutée Claude Bessy, qui la dirigeait depuis 1972 et dispensait un enseignement réputé pour sa sévérité...
« Cette question de l’uniformité du ballet blanc, sous couvert de relever de considérations exclusivement esthétiques, mérite réflexion, relève pourtant Martin Ajdari. Comme certains stéréotypes véhiculés dans le répertoire, qui traduisent une représentation europé-ocentrée, et ses préjugés. Ces questions ne touchent pas simplement au répertoire. Nous avions engagé ce travail peu avant la prise de fonction d’Alexander Neef ; sa démarche et nos réflexions ont concordé. » Et, effectivement, les auteurs du manifeste louent la volonté de l’Opéra, ces dernières années, de mettre en place des politiques pour atteindre de nouveaux publics, d’origines sociales différentes. Ils évoquent aussi le travail « exemplaire » de l’Académie et de sa directrice, Myriam Mazouzi, qui développe des projets d’éducation artistique et culturelle pour rendre l’Opéra plus accessible. Mais il suffit de regarder les musiciens dans la fosse, les techniciens, l’administration, le public pour le comprendre : on y voit presque uniquement des visages blancs. Ainsi, les seuls Noirs qui apparaissent dans le film de Jean-Stéphane Bron, L’Opéra, sont les agents d’entretien. Quant au public, il n’est pas moins conservateur : « Bientôt Village People à l’Opéra », regrettait un commentaire laissé par un internaute à la suite d’un article du Monde sur la volonté de l’institution d’engager une réflexion pour plus de diversité en son sein, mais aussi parmi les artistes invités ou les metteurs en scène exté- rieurs. Un membre de l’administration raconte avoir un jour invité des amis antillais. Il les a aperçus tout de suite dans la salle où il les cherchait des yeux : ils étaient les seuls à ne pas être blancs. « Comment peut-on donner envie à leurs enfants ? Parmi les spectateurs, parmi les danseurs, personne ne leur ressemble ! » Malgré un effort sur les prix des places, l’Opéra semble par ailleurs toujours inaccessible à beaucoup de Français.
LES conservatismes ont la peau dure partout dans le monde. La sœur d’Isaac Lopes Gomes, Chloé Lopes Gomes, une danseuse de 29 ans formée à l’Académie du Bolchoï, a raconté au Guardian, le 9 décembre, le harcèlement dont elle a été victime pendant les deux ans qu’elle a passés au Staatsballet de Berlin. Un calvaire qui a commencé dès son arrivée, en 2018 : « Une femme noire gâche l’esthétique du ballet », a lancé sa professeur en découvrant la jeune danseuse, première métisse à intégrer cette compagnie. Rien d’aussi direct à l’Opéra de Paris, mais la mission confiée à Constance Rivière et à Pap Ndiaye a suscité de nombreuses réticences en interne parmi ceux qui redoutent une « américanisation » de l’Opéra de Paris, qui craignent que la diver- sité implique une entorse à l’excellence, ou qui ne voient pas de lien entre esthétisme et racisme. Au fil du temps pourtant, beaucoup de salariés ont souhaité rencontrer les deux rapporteurs. Leur travail, initialement attendu mi-décembre par la direction de l’Opéra, ne sera finalement pas rendu avant la mi-janvier. Cinq mois pour réexaminer la norme morphologique et chromatique qui définit l’excellence à l’Opéra de Paris, pour repenser la manière d’incarner et de jouer la tradition, pour démocratiser l’institution sans la vulgariser. En attendant, La Bayadère, le chef- d’œuvre de Noureev, a été diffusée le 13 décembre sur la nouvelle plate-forme numérique L’Opéra chez soi – le « blackface » a disparu de la « Danse des enfants ». D’ici à quelques mois, une annonce officielle ou un petit livret pourraient précéder le spec- tacle. Pour expliquer au public pourquoi la couleur de la peau ne peut pas être un élément anodin du décor.